d’Antoine Laubin et Thomas Depryck (d’après Shakespeare)
Six acteurs sont dans un salon où ils mangent et boivent ensemble. Ils y racontent à leur manière l’histoire du Roi Lear. Ils s’adressent à leurs invités d’un soir ; leur partition est rodée, leur présence conviviale, leur récit vif et enjoué. Après un long moment, mener ce récit n’est plus possible : le cadre dans lequel ils évoluent ne tient plus ; ils ne parviennent plus à s’accorder et à raconter ensemble, ils ne parviennent plus à s’adresser aux invités, tout se casse la gueule.
Dans la nuit qui vient, ils se confrontent chacun à leurs souvenirs personnels.
Ils tentent ensuite de mettre du sens sur ce qu’ils ont fait précédemment mais leurs visions ne s’accordent pas. Ils ne voient par leur histoire de la même manière ; ils ne voient pas le monde de la même manière ; ils sont ensemble dans un seul espace vide mais ne sont plus reliés par rien.
C’est l’histoire d’une confiance qui se casse la gueule. Une confiance dans le monde, dans les valeurs « traditionnelles », dans les cadres imposés. Et aussi une confiance en soi, en sa propre histoire, en son identité.
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Le Roi Lear est sans doute la plus désespérée des tragédies shakespeariennes. Mais, au théâtre, le désespoir et le plaisir ne sont pas incompatibles. En construisant une pièce qui met en avant les désillusions de l’individu contemporain, nous ne nous privons pas pour autant de proposer du plaisir. Plaisir de raconter, plaisir de la rencontre, plaisir de nommer les choses telles qu’elles sont.
L.E.A.R. est une création originale qui tente de raconter l’histoire du Roi Lear et, dans le même temps, d’en traduire l’impact sur ceux qui la racontent, cinq hommes et une femme d’aujourd’hui.
Notre théâtre n’est pas un théâtre de l’espoir ou de la réconciliation. C’est un théâtre qui montre des individus contemporains essayant de se confronter à l’épreuve du miroir par le langage. Un théâtre qui cherche à savoir qui nous sommes et dans quel monde.
Ici il est question de pouvoirs.
Le pouvoir d’Etat et le pouvoir privé.
Celui d’un chef de gouvernement et celui d’un père sur sa fille.
Des paroles franches et parfois impudiques se donnent à entendre pour dire ces pouvoirs, exercés ou subis.
L.E.A.R. raconte aussi l’histoire d’un passage. Celui d’un monde où le récit commun rassemble et où l’individu s’efface, à celui où l’existence ne s’accroche plus qu’à l’affirmation exacerbée de sa propre personne comme seul référent possible. S’il n’y a plus rien de plus grand que moi-même sur quoi me reposer, m’auto-affirmer sans répit devient la seule issue. Génération numérique. Démocratie participative, Facebook/Twitter, micro-trottoir, crowdfunding. Il n’est pas certain que ce monde-ci soit plus brutal ou plus désespérant que le précédent. Il n’est pas certain qu’il le soit moins non plus. Mais c’est le nôtre, nous y vivons, nous y aimons, nous y (dés)espérons.
Une production du Théâtre de Namur
En coproduction avec De Facto, le Théâtre Varia, le Manège.Mons et le Théâtre de Liège, dans le cadre du Réseau 4 à 4
Avec l’aide de L’L – Lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création (Bruxelles) et du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles – service du Théâtre
Diffusion : Habemus papam
Photo : © S. Arcas
(…)
Ph : A toi, Cordélia, ma douce, ma tendre, qui fait chavirer France et Bourgogne. Que me diras-tu pour obtenir plus que tes sœurs ?
M : Rien, papa.
Ph : Rien ?
M : Rien.
Ph : Mais non. Rien n’est rien. Rien ne naîtra de rien. Ça ne marche pas. Fais mieux !
M : Non, papa, je ne peux pas, je ne peux pas. Je t’aime comme il se doit. C’est comme ça.
Ph : Comme ça ? Comme ça, point ? Point final ? Si tu ne veux pas plonger dans le rien de tes paroles, il va falloir dire plus, beaucoup plus.
M : Papa, tu m’as accueillie dès ma naissance, tu m’as éduquée, aimée, nourrie, choyée. En retour je te rends les égards qui te sont dus. Je te respecte je t’aime. Je te respecte et je t’aime comme on respecte et aime un père. Ni plus ni moins. J’entends ce que disent mes sœurs. J’entends et je vois et je me demande comment elles peuvent avoir un mari et prétendre n’aimer que toi. C’est curieux. L’homme que j’aimerai et qui m’aimera emportera bientôt la moitié de mon amour. Je ne t’oublierai pas, mais je refuse de me marier pour n’aimer que toi.
Ph : T’es sérieuse ?
M : Oui.
Ph : Tu ne ressens donc rien ?
M : Mon cœur vibre, père, mais pas pour les paillettes.
Ph : Eh bien parfait. Que ton arrogance et ton égoïsme te servent de dot. Je te renie. Je te hais, désormais. Tu n’es plus ma fille. Tu n’es qu’une conne sans cervelle. Tu peux crever dès à présent la bouche ouverte, je n’en ai plus rien à foutre. Tu m’as blessé, tu vas saigner. Dégage. Disparais. Tu n’es plus rien. Un tas de chairs sans importance. Un sacs d’os à briser…
J : La sécurité a foutu tout le monde dehors.
V : On a évacué la pièce, seuls les intimes sont restés à l’intérieur.
C : Le scandale du siècle, les journalistes se frottaient les mains, un merdier sans nom.
(…)
L.E.A.R. de Thomas Depryck et Antoine Laubin from Habemus papam on Vimeo.